23/02/2011

La paranoïa ou le délire cohérent

La paranoïa ou le délire cohérent

Claudie Bert
Article publié le 24/08/2010
Les paranoïaques interprètent des événements réels suivant un scénario hautement improbable, mais très élaboré. Au point, parfois, de persuader leur entourage…
Le mot « paranoïa » vient des mots grecs « para » (« à côté ») et « nous » (« esprit ») : les Grecs appelaient « paranous » tous ceux qui semblaient avoir l’esprit dérangé. Au XIXe siècle, ce terme fait un retour en force chez les psychiatres allemands pour désigner un délire de grandeur ou de persécution. Émile Kraepelin le définit en 1904 comme un délire systématisé, distinct de celui des schizophrènes. Le paranoïaque, en effet, ne voit jamais d’éléphants roses : il perçoit les objets, les gens, les événements comme ils sont, mais il en donne une interprétation délirante.
Dans le DSM-IV américain comme dans la CIM-10 de l’OMS, la paranoïa est classée parmi les « troubles délirants » durables, « non bizarres », c’est-à-dire relatifs à des situations que l’on peut vraiment rencontrer, telles qu’être trompé. On distingue différents sous-types selon le domaine du délire : de persécution, le plus fréquent ; de jalousie ; érotomaniaque (le malade est persuadé d’être aimé par quelqu’un de son entourage, ou célèbre) ; mégalomaniaque (il se voit comme ayant mission de sauver l’humanité) ; hypocondriaque (il se croit atteint de toutes sortes de maux).
Les paranoïaques de ces divers sous-types présentent des caractéristiques communes. Leurs facultés intellectuelles restent intactes. Leur fonctionnement est normal en dehors du domaine de leur obsession, si bien qu’ils conservent souvent leur activité professionnelle. Leur délire est cohérent, leur raisonnement parfois plausible, et ils peuvent se montrer si persuasifs qu’ils convainquent d’autres personnes, notamment leur conjoint (on parle alors de « folie à deux »), et parfois toute leur famille. Voire toute une communauté : le gourou Jim Jones a réussi à entraîner la sienne, le Temple du peuple, dans la jungle du Guyana, et à persuader ses 914 membres que se suicider avec lui valait mieux que de retourner vivre dans un monde satanique…

De la normalité à la folie

Nous sommes là dans le domaine du délire, de la folie, et pourtant l’adjectif « paranoïaque », sous sa forme abrégée de « parano », est couramment employé. Cette banalisation s’explique : des réactions de type paranoïaque se rencontrent d’un bout à l’autre de l’échelle qui va du normal au pathologique. Normales, des réactions de susceptibilité excessives dans des situations où l’on se sent fragile : nouvel élève, nouvel employé… Un pas de plus, et voici des gens qui ont un ou deux traits de caractère du paranoïaque : ils croient toujours que l’on veut les tromper, ils veulent toujours avoir raison… Ce sont des tendances : nous sommes toujours dans la normalité. Encore un pas, et on la quitte : la « personnalité paranoïaque » est classée par les manuels de psychiatrie parmi les « troubles de la personnalité ». La caractéristique que ces manuels mettent au premier plan, c’est la méfiance du paranoïaque à l’égard de tous, aggravée par son « attitude de perpétuelle référence à soi-même, associée en particulier à une surévaluation de sa propre importance », pour reprendre les termes duCIM-10 : si un caissier se trompe en lui rendant la monnaie, il l’a fait exprès ; si un collègue lance une plaisanterie, c’est lui seul qu’il vise… Ces traits dominent la personnalité et se maintiennent, voire se renforcent, car la réalité vient donner raison au paranoïaque : il se montre si soupçonneux avec ses proches qu’ils s’éloignent de lui, si désagréable avec ses collègues qu’ils deviennent désagréables avec lui.
Au bout du trajet, on en arrive au délire : le paranoïaque s’est construit un univers qui, pour lui, est le seul réel ; aucun argument ne peut l’en faire douter. Deux exemples relatifs à la jalousie nous feront mieux saisir la différence entre « personnalité paranoïaque » et « trouble délirant paranoïaque » :
1) Patrick vient demander à un psy de l’aider à surmonter sa jalousie. Depuis que son amie a deux nouveaux collègues, il redoute qu’elle s’éprenne de l’un d’eux et ne peut s’empêcher de la harceler de questions. L’un de ces hommes change de service : Patrick est rassuré… mais voit son amie parler au collègue restant : le voilà replongé dans sa jalousie. Mais « il n’est pas dans une certitude inébranlable et ne construit pas un scénario délirant auquel il souscrirait sans condition (1) ».
2) Police-Secours amène à l’hôpital un homme qui a frappé violemment sa femme. Le psychiatre l’interroge :
« Pourquoi l’avez-vous frappée ?
– Elle me trompe depuis plusieurs mois.
– Pourquoi aujourd’hui ?
– Hier au soir, j’ai fait semblant d’avoir une réunion de travail. Je suis sorti. J’avais placé mon magnétophone sous le lit. J’ai la preuve. »
Il exhibe sa cassette : elle est muette. « Mais alors ? », s’écrie le psychiatre. Et le patient de rétorquer triomphalement : « Bien sûr ! Ils ont fait attention » (2).
Sa femme a un amant : rien n’ébranle cette conviction. Son délire se développe « en réseau » : tout incident est interprété comme une preuve de culpabilité, et toute personne impliquée dans cet incident est vue comme complice de la coupable.

D’où vient la paranoïa ?

Le mécanisme essentiel mis en avant par les psychanalystes, c’est la projection : « C’est ce qu’ils pensent d’eux-mêmes qui apparaît intolérable à ces malades (…). Celui qui pense avoir agi injustement se dit victime et persécuté (3). » En particulier, Sigmund Freud incrimine le refus de s’avouer un penchant à l’homosexualité, en l’analysant ainsi : « Ce n’est pas moi qui aime les hommes, c’est ma femme qui les aime. » L’alcoolisme est assez souvent présent. On a aussi remarqué une proportion plus élevée de schizophrènes dans la famille des paranoïaques. Ajoutons qu’une personnalité paranoïaque peut évoluer vers le délire.
NOTES :
(1) D. Guyonnet et G. Texier, Les Paranos. Mieux les comprendre, Payot, 2006.
(2) H. Lôo et J.‑P. Olié, Cas cliniques en psychiatrie, Flammarion, 1992.
(3) S. de Mijolla-Mellor, La Paranoïa, Puf, coll.« Que sais-je ? », 2007. 
BIBLIOGRAPHIE :
 La Paranoïa
Sophie de Mijolla-Mellor, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2007.
 Les Paranos. Mieux les comprendre
Damien Guyonnet et Gérard Tixier, Payot, 2006. 
À savoir
Le DSM-IV indique qu’il y a entre 0,5 et 2,5 % de personnalités paranoïaques. Le pourcentage de paranoïaques délirants est bien plus faible : 0,04 % selon le DSM-III, et ces délires apparaissent assez tard dans la vie, vers 40 ans. La répartition entre les deux sexes diffère selon le sous-type : le délire de persécution touche surtout les hommes, et l’érotomanie, surtout les femmes.
Les paranoïaques sont-ils dangereux ? Oui, ils peuvent l’être. Une étude portant sur les malades mentaux hospitalisés à l’unité pour malades difficiles (UMD) de Cadillac estime qu’un tiers des actes de violence commis par des malades mentaux sont imputables à des paranoïaques (1).
Toutefois, selon une recherche citée dans cette étude, « 27,5 % des homicides commis par des malades mentaux étaient prévisibles et 65 % auraient pu être empêchés » par des soins de qualité et une étude sérieuse de dangerosité. Les paranoïaques délirants préméditent souvent leur crime et, après, n’ont aucun remords : la victime l’a bien mérité…
NOTES :
(1) M. Bénézech et al., « Réflexions sur la fréquence, l’organisation et les facteurs prédictifs des homicides psychotiques : à propos de trois observations avec mutilation corporelle », Annales médico-psychologiques, vol. CLXVI, n° 7, août 2008. 
Prise en charge
Peut-on traiter le paranoïaque ? Encore faut-il qu’il le demande, ce qu’il fait rarement. Toutefois, en cas de trouble de la personnalité, le paranoïaque peut consulter parce qu’il souffre, ou que son entourage l’en supplie, ou qu’il se rend compte qu’il risque de perdre sa place. L’autre cas est celui des patients hospitalisés d’office à la suite de violence.
Comment se déroule le traitement ? Cela commence par une administration de neuroleptiques. Une fois le délire disparu, on peut orienter le patient vers une psychothérapie (une thérapie comportementale et cognitive plutôt qu’une psychanalyse).
Le thérapeute essaie par exemple de lui faire comprendre le point de vue des autres, mais, s’il va trop vite, il risque soit d’être compté par son patient comme un persécuteur de plus, soit de le voir s’effondrer, se dénier toute valeur. Le traitement est par conséquent délicat à mener, mais il peut réussir.

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