01/10/2011

Lobbying pharmaceutique: il n'y a pas que Servier | Mediapart

Lobbying pharmaceutique: il n'y a pas que Servier | Mediapart

L'affaire Mediator a démontré qu'un laboratoire pouvait vendre pendant des années un médicament inutile, coûteux pour la collectivité et dangereux sans se heurter à l'opposition des autorités de santé publique. Mais ce scandale sanitaire n'est malheureusement pas un cas isolé, comme l'illustre une thèse de médecine soutenue en juillet 2011 à l'université de Poitiers par un jeune médecin généraliste, Louis Adrien Delarue.

Cette thèse, qui provoque un buzz important sur Internet, met en lumière, entre autres, l'utilisation abusive des médicaments anti-Alzheimer, qui n'apportent aucun bénéfice clinique, coûtent 250 millions d'euros par an et provoquent des effets indésirables parfois mortels (voir à ce sujet notre entretien avec Christian Lehmann). Il est d'ailleurs question de supprimer leur remboursement, mais aucune décision n'a été prise à ce jour.

La thèse du docteur Delarue démontre de manière éclatante que si le groupe Servier est passé maître dans la pratique du lobbying pharmaceutique (voir notre article ici), il n'en a certainement pas le monopole. Le titre de cette thèse est une question rhétorique : « Les Recommandations pour la Pratique Clinique élaborée par les autorités sanitaires sont-elles sous influence industrielle? A propos de trois classes thérapeutiques ».

La réponse apportée par Louis Adrien Delarue est clairement affirmative : l'influence des laboratoires s'exerce sur la rédaction de ces recommandations (RPC), ou guides de pratique clinique, dont l'objet est d'informer les médecins et les professionnels de santé. Les RPC sont des synthèses actualisées des connaissances scientifiques sur telle ou telle classe de médicaments utilisée dans telle ou telle pathologie. Elles permettent aux praticiens de s'orienter sans avoir à consulter en permanence toute la littérature médicale sur une molécule donnée. Elles servent aussi de base à l'assurance maladie pour déterminer les conditions de prise en charge et de remboursement des patients atteints de maladies chroniques.

Elles ont donc valeur de référence et jouent un rôle crucial pour orienter l'usage des médicaments. Leur importance est encore plus grande lorsqu'il s'agit d'une pathologie qui touche de nombreux patients, comme c'est le cas de la maladie d'Alzheimer, objet de la première recommandation étudiée par Louis Adrien Delarue.

En France, on estime que la maladie d'Alzheimer touche entre 800.000 et 850.000 personnes, dont environ la moitié est diagnostiquée et traitée. Plus de 200.000 nouveaux cas apparaissent chaque année et les projections évaluent le nombre de malades entre 1,5 et 2 millions en 2050. La recommandation concernant le diagnostic et la prise en charge de la maladie d'Alzheimer a été publiée par la Haute Autorité de santé (HAS) en mars 2008. C'est-à-dire peu après l'annonce très médiatisée du plan Alzheimer lancé par le président de la République.

Elle préconise un traitement «quels que soient l'âge et le stade de la maladie au moment du diagnostic» . Certes, le praticien est invité à prendre en compte «le rapport bénéfice-risque pour le patient», mais la recommandation ne mentionne pas explicitement d'effets indésirables graves.

La recommandation ne reflète pas les connaissances scientifiques

En France, quatre traitements anti-Alzheimer sont disponibles. Ce sont des médicaments symptomatiques, qui n'empêchent pas la progression de la maladie mais sont censés améliorer l'état du patient. Trois de ces molécules appartiennent à une même famille, les anticholinestérasiques :

  • Le donépézil, nom commercial Aricept, des laboratoires Eisaï;
  • La galantamine, nom commercial Reminyl, laboratoires Janssen-cilag;
  • La rivastigmine, ou Exelon, fabriquée par Novartis.

La quatrième molécule agit par une voie un peu différente et s'appelle la mémantine, nom commercial Ebixa, de la firme Lundbeck. Ces quatre produits sont remboursables par l'assurance maladie. En se basant sur les données de l'assurance maladie, Delarue a évalué le coût des anti-Alzheimer sur la période 2006-2009 : 1 milliard d'euros, soit en moyenne 250 millions par an.

Cerveau normale (à gauche) et cerveau d'un patient atteint d'Alzheimer Cerveau normale (à gauche) et cerveau d'un patient atteint d'Alzheimer© ADEAR

Malgré ce coût élevé, et en dépit du fait que ces médicaments n'ont pas de véritable action thérapeutique, la HAS encourage les praticiens à traiter systématiquement. Tout en les invitant à faire pratiquer un électrocardiogramme chez les patients ayant des antécédents cardiaques. Ce qui est une manière implicite de reconnaître l'existence d'un risque cardio-vasculaire (celui-ci a de fait été constaté mais il n'est pas évalué numériquement de manière précise). La recommandation parle d'une «efficacité intrinsèque» des traitements, sans plus de précision, et de leur « rôle structurant » pour la prise en charge... Pour le médecin qui prescrit, il ne fait pas de doute que les médicaments apportent un bénéfice.

Ce que la recommandation ne détaille pas, c'est qu'aucune étude scientifique n'a mis en évidence un effet clinique objectif de ces traitements. En clair, la HAS pousse les médecins à utiliser les médicaments anti-Alzheimer essentiellement parce que la prescription du traitement et son suivi ont un «rôle structurant» pour les soignants ! Faut-il comprendre que, sans médicament à administrer, le médecin n'a plus de raison de voir son patient ? Et que cela justifie de prescrire un traitement qui ne sert à rien, mais qui impose en plus une surveillance cardio-vasculaire en raison de ses risques ?

Il faut croire que cette absurdité a fini par apparaître à la HAS, car elle a annoncé dans un communiqué du 20 mai 2011 qu'elle retirait la recommandation Alzheimer. Cette dernière n'en a pas moins été appliquée pendant trois ans. Il est difficile de comprendre comment des experts compétents ont pu la rédiger.

Selon Louis Adrien Delarue, ce texte prône « l'utilisation systématique des anti-Alzheimer tout en reconnaissant la faiblesse des preuves d'une efficacité clinique tangible, et omet de dire les risques graves des traitements anti-Alzheimer ». Au total, la recommandation « ne reflète pas les connaissances scientifiques existantes au moment de son élaboration », connaissances qui prouvent « une balance bénéfice-risques clairement défavorable pour ces médicaments »...

Des liens d'intérêts majeurs

Comment expliquer une telle distorsion des faits scientifiques ? Manifestement, les experts ont une appréciation exagérément positive des médicaments. Or, et ce ne peut être une simple coïncidence, il se trouve qu'une proportion importante des experts qui ont élaboré le texte ont des liens d'intérêts avec les firmes qui fabriquent les médicaments anti-Alzheimer.

La recommandation a été conçue et rédigée par un comité de cinq membres et un groupe de travail qui en compte vingt. Au moins deux membres du comité ont des liens d'intérêts avec les firmes ; la présidente du groupe de travail a des liens d'intérêts majeurs avec les quatre firmes concernées ; au total, neuf des vingt membres du groupe de travail ont des liens d'intérêts avec les firmes, majeurs pour six d'entre eux. Ces chiffres sont sous-estimés car les déclarations publique d'intérêts des experts ne sont pas toutes accessibles, et certains d'entre eux n'ont pas déclaré leurs liens d'intérêts.

Le docteur Delarue a développé des analyse similaires pour trois autres guides de pratique clinique : l'un concerne le traitement du diabète de type 2 par la famille des glitazones ; les deux autres portent sur une même classe de médicaments, les coxibs, utilisés pour traiter la polyarthrite rhumatoïde et les spondylarthrites.

Tableau des déclarations d'intérêts des experts pour la maladie d'Alzheimer Tableau des déclarations d'intérêts des experts pour la maladie d'Alzheimer

Les glitazones ont fait parler d'eux lorsqu'un médicament de cette famille, l'Avandia de GlaxoSmithLline, a été retiré du marché en 2010 en raison d'un risque cardiovasculaire. Les coxibs sont la famille à laquelle appartient le Vioxx, retiré du marché par son producteur, Merck, en raison d'un risque important d'atteintes cardiaques et cérébrales. Il s'agit donc de deux familles controversées. Ce qui n'a pas empêché, comme pour les anti-Alzheimer, les experts français d'élaborer des recommandations favorables.

Et là aussi, les conflits d'intérêts fleurissent comme les prés au mois de mai. Louis Adrien Delarue conclut sobrement qu'il est «légitime de penser que ces guides de pratique clinique sont directement biaisés par l'industrie pharmaceutique».

Louis Adrien Delarue a aussi constaté que bon nombre des experts n'avaient pas fait de déclarations publiques d'intérêts ou que ces déclarations n'étaient pas en règle avec la loi et le code de déontologie interne de la HAS. Le jury de sa thèse lui a accordé le titre de docteur en médecine, mais à une condition : les noms des experts dont les déclarations étaient analysées dans la thèse ont dû être occultés, aussi bien dans la version électronique accessible sur Internet que dans les copies papier collectées par la bibliothèque de la faculté de médecine de Poitiers!

A ce détail près, le jury n'a nullement contesté le contenu de cette thèse qui démontre que l'influence des laboratoires agit au cœur du système d'expertise des médicaments...

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