Boudu le
mag du 1/7/19
par Jean COUDERC photographie Rémi BENOIT
L’empêcheuse
de tourner en rond
Impossible,
depuis le début des manifestations des gilets jaunes, de passer à côté d’Odile
Maurin. Véritable porte-étendard du mouvement depuis qu’elle a osé défier,
seule avec son fauteuil roulant, un camion lanceur d’eau des CRS, elle n’en est
cependant pas à son premier fait d’armes.
Depuis plus
de 20 ans, elle fait entendre sa voix, et sa différence, pour obtenir les mêmes
droits que les valides.
Boudu est
allé à la rencontre de cette femme à qui la vie n’a rien épargné, qui a souvent
été sur le fil du rasoir mais qui a fini par trouver dans sa haine de
l’injustice le moteur de son existence.
Où est
votre matricule RIO ? Je veux voir votre matricule RIO ! »
Pour
n’importe quel habitué des manifestations de ces derniers mois dans les rues
toulousaines, cette phrase porte une signature, celle d’Odile Maurin,
véritable
pasionaria du mouvement des gilets jaunes s’adressant aux forces de l’ordre.
Son moment de gloire ? Le 12 janvier dernier, lors de la 8e semaine de mobilisation,
lorsque, seule contre tous, munie de son masque à gaz et de son fauteuil
roulant, elle empêche un camion CRS d’avancer, n’hésitant pas à traiter les forces
de l’ordre de « bande de salopards ».
Mi-admirative,
mi-interloquée, la ville entière, et même au-delà, découvre ce jour-là une femme
à la langue bien pendue, que rien ne semble pouvoir arrêter. Au point que
certains n’hésitent pas à la traiter d’illuminée ou de kamikaze. Sinon qu’Odile
Maurin n’est ni l’une ni l’autre. Miraculée, en revanche, oui.
Née à Paris
d’un père de droite, cadre dans le domaine du transport, souvent absent mais
avec lequel elle partage la passion des sports auto et du bricolage, et d’une
mère de gauche, fonctionnaire, elle découvre très vite ce que les divergences
de vue signifient. Après avoir beaucoup bougé au gré des changements de poste
de son père, elle se fixe en région parisienne où son enfance est marquée par
la lecture, un côté garçon manqué très prononcé - « J’avais compris très tôt
que les garçons et les filles n’avaient pas les mêmes droits. » - et des
conflits permanents avec l’autorité, particulièrement à l’école : « J’étais une
excellente élève mais avec 0 de conduite depuis la maternelle. Je répondais aux
profs, j’étais très insolente, je supportais mal qu’ils veuillent imposer leur
autorité. J’étais une raisonneuse ».
Elle ignore
surtout, ce qu’elle découvrira plus tard, qu’elle est autiste Asperger (ou haut
potentiel). Tout sauf anodin, en particulier dans son rapport aux autres.
Comme la
majorité des personnes touchées par le syndrome d’Asperger, Odile Maurin a un
caractère entier qui lui joue des tours : trop franche, susceptible, incapable
de mentir, ressentant le sentiment d’injustice avec beaucoup de violence, elle
rencontre des problèmes de communication qui, après avoir un temps fait la
fierté de son paternel - « Il aimait bien mon sens de la répartie. » - finit
par lasser ses parents qui décident de « l’exfiltrer » vers le Pays Basque,
chez la grand-mère paternelle. « Ils étaient fatigués que je veuille réparer toutes
les injustices, que je veuille adopter tous les enfants abandonnés »,
sourit-elle.
Il
n’empêche que son arrivée en Euskadi est tout sauf une promenade santé. Placée en
internat à Chantaco (un quartier de Saint-Jean-de-Luz), elle ne tarde pas à faire
le mur et à fréquenter des jeunes militants de la cause basque avec lesquels elle
découvre les joies de la fumette.
Au même
moment, on détecte à sa mère une Parkinson juvénile. De retour à Paris, elle
est scolarisée au lycée Balzac, où la seule chose qui l’intéresse est de faire
de la moto... et de dealer du shit. Et le jour de ses 18 ans, elle décide, en
pleine année scolaire (en 1ère C) de quitter le lycée. Pour basculer pour de
bon dans l’héroïne, qu’elle avait goûté l’été d’avant en Espagne, sans se
méfier : « J’avais retrouvé à Balzac, mon amie d’enfance qui avait trois frères
toxicos. Très connement on a pensé que l’héro, c’était comme le cannabis ». Une
naïveté pas cohérente avec sa personnalité, téméraire mais pas kamikaze : «
J’aimais le danger mais aussi la maitrise. Au début, j’étais très méfiante vis-à-vis
des drogues, puis de moins en moins ».
Un
enlisement irrémédiable
Et ce
d’autant plus que l’héro la soulage, elle qui souffre de plus en plus du dos
sans que le corps médical soit en mesure d’expliquer pourquoi.
D’usagère,
elle devient très vite revendeuse. Jusqu’à ce qu’une poussière (un choc
anaphylactique, une réaction allergique face à une substance étrangère
introduite dans l’organisme) la grille auprès de ses parents. « Ma mère était
furieuse, mon père abasourdi.
Ils
m’envoient consulter illico. Je leur promets que je vais arrêter. Mais je n’y arrive
pas. Car c’est bon. »
Un accident
de la circulation (un chauffard lui roule dessus, lui cassant clavicule et
genou) va l’enfoncer un peu plus : « D’un coup, je n’ai plus eu la possibilité
de faire du sport. Puis j’ai contracté l’hépatite C. En fin de compte, j’ai
perdu 25 kg ». Voyant son rêve de participer au championnat de France d’enduro
s’envoler, elle intensifie sa
consommation
de drogue... tout en tentant de ne pas couler. Mais les cures de désintoxication
ne donnent aucun résultat. « À l’époque, c’était les tenants de la psychanalyse
qui s’occupaient des soins aux toxicomanes. Ils avaient une approche délirante
qui consistait à vous culpabiliser et à viser l’abstinence. On ne vous
proposait pas de méthadone, ni de traitement de substitution. C’était sevrage à
la dure avec des psychotropes. Vous étiez comme des zombies mais ça ne vous
faisait pas passer l’envie de la came pour autant. »
Familialement
les réactions divergent : là où sa mère essaie de comprendre, envisage une thérapie
familiale, son père est favorable à l’enfermement en HP.
Dans une
impasse, elle est une nouvelle fois envoyée au Pays Basque pour fuir un xviie
arrondissement où les dealers rodent juste en bas de chez elle. « Il n’y avait
pas un endroit où je ne croisais pas la came. Je commençais vraiment à craquer.
»
Sauf que la
cohabitation avec mamie tourne court. Une nuit, à l’issue d’une énième dispute,
elle claque la porte pour aller vivre dans sa voiture. Et replonge : « C’est dommage
parce que j’avais commencé à faire de la vente à domicile, je vendais des
encyclopédies,
et j’aimais bien même si c’était épuisant et pas bien payé ».
Repartie
pour une cure de sevrage, elle constate, amère, le décalage entre les avis
médicaux, qui considèrent son hépatite C guérie, et la réalité de son état
physique : « J’avais fait la méthode Coué pendant des années en me disant que
j’arriverais à m’arrêter. Mais mon état physique s’aggravant, si je ne prenais pas
les morphiniques, je n’arrivais pas à avancer d’un mètre ».
De
l’internat à l’hôpital psychiatrique
Le décès,
en 1988, de sa mère l’atteint profondément. « Cela a été très dur... Et en
même temps
un soulagement. Elle souffrait tellement qu’elle nous avait demandé de
l’aider à
partir. Ce que mon père a toujours refusé, et que je n’ai jamais eu le courage
de
faire. Je
m’en suis voulu car elle est morte dans des conditions horribles. » Meurtrie par
cette expérience, elle stoppe net la drogue, en souvenir de cette mère qui «
voulait tellement que je m’en sorte ». Mais elle replonge au bout de 6 mois et
fait une tentative de suicide. Elle enchaine par une seconde quinze jours plus
tard.
Avec le
même résultat. Sans solution, elle est internée d’office par son père en hôpital
psychiatrique. HP… dont elle s’évade en escaladant le mur avec un drap, « un
miracle vu mon état de santé ».
Recueillie
par sa grand-mère maternelle dans le Lot-et-Garonne, elle tente de se reconstruire,
grâce aux premiers traitements de substitution, le Temgesic, qui « sans tout
régler permet de diminuer l’héro ». Elle prend surtout la décision d’arrêter de
se fixer des objectifs inatteignables : « Je me suis dis que j’allais essayer
de faire du mieux possible ». Après des tentatives infructueuses à Tours et à
Orange dans la grande distribution, elle atterrit à Avignon où elle s’inscrit en
BTS comptabilité-gestion. Malgré des soucis de santé de plus en plus handicapants
- « Je souffrais énormément de mon intestin, je ne supportais plus d’être
assise, ni de porter un pantalon, mais on me disait que c’était psychique, j’ai
su des années plus tard que c’était lié à ma maladie et à la déformation de mon
intestin. » - elle obtient son diplôme en décrochant la meilleure note en
français.
En parallèle,
elle crée Asud Avignon, une association qui se bat pour proposer des
traitements de substitution et des seringues en vente libre, accède (enfin) à
la méthadone, devient une spécialiste de la réduction des risques. Et en 96, elle
arrête définitivement la came.
Mais le
sort s’acharne : après avoir contracté une fièvre de Malte, on lui détecte une
tuberculose sanguine.
C’est le
coup de grâce : « Je laisse tomber la formation et j’abandonne l’idée de travailler
». Elle n’est cependant pas au bout de ses peines. Deux ans après avoir obtenu
l’allocation adulte handicapé, la Cotorep (ex MDPH) ne lui renouvelle pas son
AAH.
Moment
qu’elle choisit pour quitter Avignon, dont elle n’apprécie pas trop la
mentalité « très facho », et s’installe à Toulouse en 98. Commence alors un long
un combat pour faire reconnaître son handicap.
La lutte
dans un fauteuil
Convaincue
qu’aucun avocat ne lui permettra d’obtenir gain de cause, elle achète le code
de la Sécurité sociale et celui du travail, les lis de A à Z et devient une
experte : « Je me rends compte que les médecins de la Cotorep n’y connaissent
rien et qu’ils n’ont même pas lu le texte qu’ils sont censés appliquer.
Donc je
leur demande de démontrer que ma situation ne justifie pas l’AAH ».
Dix ans
plus tard, après avoir perdu dans un premier temps, elle gagne en Conseil
d’État, son cas faisant jurisprudence. Une délivrance après une période très
difficile, qu’elle passe « enfermée dans mon appartement, avec personne pour
m’aider au quotidien.
J’étais
sale, je ne bouffais pas bien. J’étais vraiment à deux doigts de me flinguer. Heureusement,
il y avait quelques voisines qui m’aidaient ».
Son état de
santé s’étant considérablement dégradé, elle doit se résoudre, en 2002, au
fauteuil. Mais il en faut plus pour l’abattre : « C’est très dur parce que d’un
coup, il y a beaucoup d’endroits où l’on ne peut plus aller. » Elle trouve chez
ses semblables la force de continuer : « Moi, je suis une survivante, je
n’aurais pas dû vivre. Mais ce qui me révolte le plus, c’est la situation des
autres ». Forte de ses connaissances acquises en matière de droit, elle crée
Handi-Social en 2002 « parce que je me rends compte que je ne suis pas la seule
à avoir des problèmes d’accès au droit ». Le début d’un militantisme qui n'a
pas cessé de croître : après avoir rejoint le collectif inter-associatif
Handicap
31, elle commence à participer à des commissions sur l’accessibilité, est
nommée à la
CDAPH, la commission départementale qu’elle a fait condamner deux ans plus tôt
parce qu’elle avait refusé de lui accorder la prestation de compensation de
handicap. Et lorsque le mouvement Ni pauvre ni soumis est créé en 2008, elle en
devient très rapidement l’une des leaders. « Ça donne un sens à mon existence,
j’ai besoin de me sentir utile. J’ai mal vécu de devoir arrêter de travailler, j’avais
été éduquée dans l’idée que je serais une femme autonome. »
Alors qu’on
découvre, enfin, en 2011 qu’elle souffre du syndrome d’Ehlers-Danlos (SDE), une
maladie génétique rare et invalidante, occasionnant douleurs chroniques,
fragilité cutanée, problèmes articulaires, fatigabilité, « un soulagement car
j’ai une réponse à tout ce qui me fait souffrir depuis toute petite », elle
franchit un cap dans son
engagement.
« Vu que les politiques ne nous écoutent pas, je décide de passer à des actions
coup de poing, en m’inspirant des activistes américains. »
Après les
premières opérations péage gratuit, elle décide d’occuper, dans la même
journée, le Palais de Justice et la Cité administrative. Alors que tout le
monde la met en garde, elle est persuadée du bien-fondé de son action. « Ce
n’est pas mon combat
personnel
même si cela l’a longtemps été. Mes droits ont avancé, je m’en sors mieux que
la moyenne. Mais je ne supporte plus la détresse des gens qui viennent me voir.
Ma réputation suffit à faire bouger les choses. Et ceux qui ne me connaissent
pas apprennent vite. »
Aussi
lorsque le gouvernement veut passer par ordonnance la loi Elan, qui restreint
la proportion de logements accessibles aux personnes handicapées dans le neuf,
Odile Maurin monte naturellement au créneau.
Ne pas se
laisser intimider
Après
plusieurs nouvelles opérations péage gratuit, elle bloque, avec une poignée de
militants, un convoi de pièces de l’Airbus A380 et plusieurs cimenteries à la
rentrée. Suffisant pour déclencher l’ire de la police qui la convoque pour «
entrave à la circulation
routière ».
Une convocation qui fait bondir la présidente d’Handi-social : « L'entrave à la
circulation routière, c’est la mienne et c’est 7jours/7 toute l’année ! Je fais
savoir au procureur, par voie de presse, que je ne répondrai pas à la
convocation de la police mais qu’ils peuvent venir me chercher en sachant que
les cellules ne sont pas accessibles ». Assumant totalement sa provocation,
elle participe, entretemps,
au blocage
d’un TGV qui entraine une nouvelle convocation.
Avant
l’apothéose avec le blocage de 17 avions sur le tarmac de l’aéroport de Toulouse-Blagnac
le 14 décembre pour lequel elle est placée en garde à vue.
C’est dans
ce contexte de forte agitation qu’elle entend parler du mouvement des gilets
jaunes, qu’elle observe avec un certain scepticisme au départ. « Même si
je suis
consciente qu’il y a des gens en grande difficulté, je trouve que c’est une
mesure
poujadiste
de baisser le prix du diesel. Ma sensibilité écolo, très forte depuis le décès
de
ma mère,
fait que je milite surtout pour la taxation du kérosène. »
C’est en
participant, début décembre, à un rassemblement pour le climat, organisée le
même jour qu’une manif des gilets jaunes, qu’elle a le déclic : « Je vois une
répression féroce, que je n’avais jamais vue dans aucune autre manif, des gens
qui sont réprimés alors qu’ils sont non-violents ». Il n’en faut pas plus pour réveiller
le feu d’injustice qui brûle en elle. Rassurée de voir enfin les gens réagir, elle
décide d’aller sur les ronds-points et de s’impliquer dans le mouvement.
« Je
rencontre des gens sincères, même s’il y a aussi des cons... Comme partout ! Et
puis ce qui
a de bien, c’est que les gens se parlent, même si parfois, ils s’engueulent. »
Odile
Maurin est surtout persuadée que le handicap a toute sa place dans ce combat :
« Rien ne changera pour les personnes handicapées, en France et dans le monde,
tant que l’on ne s’attaquera pas au capitalisme qui impose des normes sociales qui
sont le validisme et le capacitisme ».
Bien que
doutant de leur capacité à faire reculer le pouvoir, elle met un point d’honneur
à participer aux manifs pour signifier son refus de se laisser intimider.
« Tout le
monde sait qu’il y a des consignes pour terroriser les manifestants. Et que
beaucoup de
gens ont arrêté de manifester à cause de la peur ! Les gilets jaunes qui
balancent
des pierres et des bouteilles ? Je pense qu’ils ont tort mais je les comprends.
Je ne sais
pas, si j’étais sur mes deux pieds, si je ne ferais pas comme eux. Parce que
cela met dans une colère énorme de se faire tirer dessus au LBD, de se faire
gazer, arroser, insulter sans raison. »
Lorsque
cela lui arrive, le 12 janvier, « alors qu’il n’y avait pas de danger », son sang
ne fait qu’un tour et elle s’oppose, seule, au camion des CRS : « J’étais furibarde,
me faire doucher comme ça, c’est un coup à me faire choper la mort. Je voulais
leur apprendre le respect. Mais je n’ai pas eu le sentiment de prendre des risques
inconsidérés en me mettant devant. Enfin, pas plus que lorsque je suis obligé
de rouler sur la route, rue de la Colombette, pour éviter les poubelles ».
Pessimiste
sur les chances de voir les choses s’améliorer si le système ne change pas en
profondeur, elle n’a jamais succombé aux sirènes de la politique en dépit de régulières
sollicitations depuis une dizaine d’années : « Je suis assez dure avec eux
parce que rien ne les oblige à en faire. Chaque fois qu’on me l’a proposé, j’ai
hésité, mais j’ai toujours renoncé car je pense que je n’aurais pas les moyens de
mener la politique qui me semble nécessaire. Et puis je ne voulais pas être une
caution handicap ». Alors elle se bat en espérant que les choses finiront par tourner
dans le bon sens : « La vie m’a appris que les combats que l’on perd sont ceux
que l’on ne mène pas. Sur la politique de réduction des risques, j’étais un peu
désespérée. Et finalement, on y est arrivé.
J’ai fini
par comprendre que c’est peut-être ça que j’apporte aux gilets jaunes, cette
conviction
qu’il ne faut jamais lâcher ».
Placée sous
le feu des projecteurs depuis son coup d’éclat de janvier dernier, elle
a mis du
temps avant d’en assumer les conséquences. « Ça m’a beaucoup gênée
parce que
je n’ai pas l’impression de faire quelque chose d’extraordinaire. Et puis il
y en a
d’autres derrière moi. Je ne voulais pas être l’handicapée de service. Sinon
que dans
les manifs, on a droit au même traitement. C’est dommage que l’égalité ne
progresse
que dans la répression… »
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