17/04/2011

Mediator : ce qu'on a caché à l'Igas | Mediapart

Mediator : ce qu'on a caché à l'Igas | Mediapart

mon comm : ça fait froid dans le dos ! En clair, rien n'est réglé et la même histoire peut se reproduire demain !

C'est l'histoire d'une femme qui n'existait pas, bien que toute une série de documents officiels aient attesté son existence. Et cela, alors même que son dossier figurait dans l'étude IPPHS, l'enquête épidémiologique de référence sur les anorexigènes. Et qu'elle avait contracté une hypertension pulmonaire, diagnostiquée en janvier 1993, après avoir pris de l'Isoméride et du Mediator entre 1990 et 1992. Elle n'avait pas d'autre facteur de risque connu. Si son cas avait été pris en compte, le Mediator aurait été retiré du marché en 1997, en même temps que les deux coupe-faims de Servier, l'Isoméride et le Pondéral, et il n'y aurait pas eu de scandale sanitaire.

Mais cette patiente inconnue n'existait pas... ou plutôt elle n'était pas censée exister! Depuis que l'affaire Mediator a éclaté, les experts concernés ont affirmé sans relâche que le Mediator n'était pas apparu dans l'IPPHS (International Primary Pulmonary Hypertension Study). Cette étude, présentée par nombre de spécialistes comme un modèle du genre, a été réalisée en 1992-1994 sous la direction de l'épidémiologue Lucien Abenhaim, qui sera directeur général de la santé de 1999 à 2003. L'IPPHS avait été commanditée par le groupe Servier à la suite de la découverte par les pneumologues de l'hôpital Antoine-Béclère d'une série de cas d'hypertensions pulmonaires chez des patientes qui avaient pris de l'Isoméride. Elle montrera dès 1994, et confirmera en 1995, qu'un risque d'hypertension pulmonaire est associé à la prise d'anorexigènes, et particulièrement de fenfluramine, la molécule active de l'Isoméride et du Pondéral. A la suite de cette découverte, l'Agence du médicament décide, en mai 1995, d'encadrer sévèrement les prescriptions d'anorexigènes. Mais le Mediator reste commercialisé, car, d'après les experts, il n'est pas classé comme anorexigène.

Le patron de l'Igas Pierre Boissier et Aquilino Morelle, responsable de l'enquête
Le patron de l'Igas Pierre Boissier et Aquilino Morelle, responsable de l'enquête

Le rapport de l'IGAS (Inspection générale des affaires sociales) sur le Mediator, rendu public le 15 janvier dernier, qualifie l'IPPHS de «travail de pharmaco-épidémiologie novateur», qui va «structurer la période 1993-1995 au regard des décisions prises». Les inspecteurs décrivent 1995 comme l'année d'une «première occasion manquée». Ils soulignent : «La situation scientifique et administrative va se cristalliser autour des résultats de l'étude IPPHS, communiqués de façon confidentielle le 7 mars 1995 qui conclut à l'existence d'un risque d'HTAP lié à l'usage des anorexigènes en général et des fenfluramines en particulier.»

Il est donc clair aux yeux de l'IGAS que si le Mediator avait été mentionné comme facteur de risque par l'IPPHS, il aurait fait l'objet des mêmes mesures que l'Isoméride et le Pondéral. Mais il est tout aussi clair que si les experts ignoraient que le Mediator était un anorexigène apparenté aux deux autres, ils n'avaient pas de raison de s'en inquiéter. C'est pourquoi les rapporteurs de l'IGAS parlent d'occasion manquée. Mais trois documents révélés par Mediapart montrent que plutôt que d'une occasion manquée, c'est d'un véritable escamotage que le Mediator fait l'objet en 1995.

  • Le premier document est une note du 23 octobre 1995 adressée par Didier Tabuteau, alors directeur général de l'Agence du médicament, au directeur général de la santé, Jean-François Girard (voir notre article L'administration savait tout). Cette note montre très clairement que l'Agence du médicament est alors tout à fait consciente des propriétés anorexigènes du benfluorex (principe actif du Mediator). Elle précise explicitement que le benfluorex fait l'objet d'une surveillance quant à sa sécurité d'emploi et que l'Agence suit les volumes des ventes pour s'assurer que le produit n'est pas détourné comme anorexigène (ses indications officielles concernent le diabète et l'obésité).
  • Le deuxième document est un rapport du CRPV (Centre régional de pharmacovigilance) de Besançon présenté le 10 mai 1994 à la Commission nationale de pharmacovigilance. Ce rapport fait état de quatre cas d'HTAP chez des patients (un homme et trois femmes) ayant pris de l'Isoméride et du Mediator. Le dossier 052455, celui de notre patiente inconnue, apparaît pour la première fois dans ce rapport du 10 mai 1994.
  • Le troisième document est l'actualisation du précédent à la date du 28 avril 1995, date à laquelle se tient une nouvelle réunion de la Commission nationale de pharmacovigilance. On retrouve, dans le rapport, les quatre cas de l'année précédente, auxquels s'ajoutent quatre nouveaux cas. Il y a donc, en avril 1995, huit cas connus d'hypertension pulmonaire associés au Mediator, diagnostiqués entre 1991 et 1994; tous ont été expertisés par le professeur Weitzenblum, membre du bureau scientifique de l'IPPHS. A ces huit cas s'ajoute un plus ancien, celui d'une patiente diagnostiquée en 1988 qui a pris du Mediator et des amphétamines (ce cas sera notifié à Servier par l'Agence du médicament en juillet 1995). Le rapport du 28 avril contient l'information capitale sur le dossier 052455: «IPPHS inclus» (autrement dit, la patiente figure parmi les cas qui sont analysés lors de l'enquête du professeur Abenhaim).

Les documents de 1994 et 1995
Les documents de 1994 et 1995
Mélomane

Aucun de ces trois documents ne figure dans les annexes du rapport de l'Igas. S'ils y avaient été, les rapporteurs auraient difficilement pu conclure que c'était par méconnaissance que les responsables de l'Agence du médicament et les auteurs de l'IPPHS étaient passés à côté du Mediator.

Parmi les annexes du rapport de l'Igas figure un courrier du professeur Lucien Abenhaim

Abenhaim dont voici un extrait : «Nous n'avons donc pas spécifiquement examiné le Mediator dans l'étude, car on ne nous a ni signalé qu'il était utilisé comme anorexigène, ni sa parenté chimique avec les fenfluramines. Ceci est d'autant plus étonnant que, selon ce que j'ai appris il y a quelques jours (ce courrier est daté du 4 janvier 2011), une enquête nationale de pharmacovigilance avait été lancée sur le Mediator, du fait de sa parenté chimique avec les coupe-faim, enquête dont le résultat a été rapporté en juillet 1995 par le même centre régional de pharmacovigilance de Besançon quelques semaines seulement après celle d'avril 1995 faite sur les anorexigènes.»

Notons au passage que le professeur Abenhaim confirme que la parenté du Mediator avec les coupe-faims était connue et avait motivé le lancement d'une enquête (celle-ci fut décidée lors d'une réunion du Comité technique de pharmacovigilance du 18 mai 1995). En revanche, l'épidémiologue affirme ne pas avoir eu connaissance de l'enquête sur le Mediator. Or, les neuf cas dont nous avons fait état sont les mêmes que ceux que le CRPV de Besançon présentera en juillet 1995. Et l'un d'entre eux fait partie de l'étude d'Abenhaim ! Le professeur n'a donc pas connaissance, d'après ses dires, des dossiers contenus dans sa propre étude...

Il faut ajouter que le professeur Weitzenblum, qui expertise les cas pour le CRPV de Besançon, est membre du comité scientifique de l'IPPHS. Un autre membre du comité scientifique de l'IPPHS, le professeur Bernard Bégaud, directeur d'une unité de pharmaco-épidémiologie à l'université de Bordeaux, est membre de la Commission nationale de pharmacovigilance (il en deviendra vice-président en 1995). Une annexe du rapport de l'Igas (annexe 1-49), datée du 5 mai 1993, précise que «le professeur B. Bégaud, membre du bureau scientifique de l'IPPHS, peut agir comme relais (informel) avec le professeur P. Bechtel, directeur du Centre régional de pharmacovigilance de Besançon, chargé de l'enquête officielle de pharmacovigilance sur la dexfenfluramine». Le professeur Bégaud a participé à la réunion du 18 mai 1995 au cours de laquelle l'enquête sur le Mediator a été décidée. Mais peut-être avait-il la tête ailleurs : il a déclaré, lors de son audition devant la mission d'information du sénateur François Autain, qu'il n'avait pu assister à la fin d'une des réunions les plus importantes parce qu'il devait aller écouter un concert de Rostropovitch...

Même si le professeur Bégaud était absorbé par ses préoccupations mélomanes, sa suppléante, Françoise Haramburu, assistait à la réunion du Comité technique de pharmacovigilance du 11 juillet 1995, où fut présentée l'enquête sur le Mediator. Dans le compte rendu de cette réunion (annexe 3-4 du rapport de l'Igas), on lit: «Le CRPV (Centre régional de pharmacovigilance) de Besançon a présenté les premières données issues de l'enquête officielle de pharmacovigilance sur les effets indésirables du benfluorex (Mediator), commercialisé par Servier. Le benfluorex, indiqué comme adjuvant du régime adapté des hypertriglicéridémies et dans le diabète asymptomatique avec surcharge pondérale, possède une structure voisine de celle des anorexigènes [...] Dix notifications spontanées concernent des HTAP d'allure primitive : 9 font partie de l'enquête sur les anorexigènes présentée en avril 1995, seul un cas est survenu postérieurement

Ainsi, en juillet 1995, les experts de la pharmacovigilance écrivaient que le benfluorex était apparenté aux anorexigènes et que les cas présentés par Besançon, à l'exception d'un seul, avaient déjà été présentés en avril. Cette information est reprise dans plusieurs annexes du rapport de l'Igas. On la retrouve dans l'annexe 3-68, constituée par l'enquête du CRPV de Besançon réactualisée à la date du 7 juin 2005 : « Lors de la présentation du rapport Mediator en décembre 1998, 11 notifications d'HTAP avaient été rapportées. 9 d'entre elles, expertisées par le Professeur Weitzenblum (Strasbourg) faisaient partie de l'enquête “Anorexigènes et hypertensions artérielles pulmonaires” présentée au Comité technique du 28 avril 1995. »

Pages manquantes

En tout, on retrouve à plus de cinq reprises, dans les 3000 pages des annexes du rapport de l'Igas, l'information selon laquelle neuf cas d'HTAP associée au Mediator ont été présentés le 28 avril 1995. Le professeur Abenhaim a déclaré à la mission sur le Mediator de l'Assemblée nationale, présidée par le député Gérard Bapt, que cette information était fausse. Il a aussi affirmé dans son courrier adressé à l'Igas qu'il ignorait qu'il y avait dans son étude un patient prenant du Mediator. Mais le fait d'être un expert de renommée internationale ne transforme pas en vérité l'affirmation que le charbon est blanc.

Bernard Bégaud, lui, a prétendu qu'il n'y avait « rien à voir » à propos du Mediator en 1995. Mais comme on l'a vu, il avait mieux à faire qu'à examiner sérieusement le problème. Le professeur Jean-Michel Alexandre, directeur de l'évaluation à l'Agence du médicament en 1995, a pour sa part affirmé à Gérard Bapt : «Le benfluorex ne figurait pas dans l'IPPHS. Nous n'avions aucune donnée. Nous ne pouvions pas le classer comme anorexigène.» Ce qui n'a pas empêché le même Alexandre de rédiger la note de Tabuteau du 23 octobre 1995, dans laquelle il explique que le Mediator doit être exclu des préparations magistrales (les médicaments concoctés à la demande par les pharmaciens) précisément en raison de ses propriétés anorexigènes (la note est signée Tabuteau mais ce dernier a reconnu qu'il s'était entièrement appuyé sur ses experts, en l'occurrence Alexandre).

Il faut ajouter qu'un important document de mai 1995, le dossier technique de l'enquête de pharmacovigilance sur les anorexigènes, a été rédigé par la direction de l'évaluation de l'Agence du médicament, celle d'Alexandre (annexe 1-56 du rapport de l'Igas). Ce dossier signale le cas Mediator le plus ancien qui ait été détecté par la pharmacovigilance (voir notre article Comment les premières victimes du Mediator ont été escamotées). Il s'agit d'une femme née en 1947, qui a contracté une hypertension pulmonaire en 1989. Dans la version du texte fournie à l'Igas, le dossier cite deux autres cas Mediator, ce qui veut dire qu'il en manque six, puisqu'il y en avait neuf en avril 1995. Il semble que cette annexe 1-56 soit incomplète : elle comporte un ensemble de pages numérotées de 98 à 107, sans les pages 100, 102, 104 et 106. Dans le rapport du 28 avril 1995 que nous avons pu examiner, on retrouve le même groupe de pages, mais numérotées de 98 à 110, et il n'en manque aucune. Bizarrement, six cas Mediator se trouvent sur les pages absentes de l'annexe 1-56... Ont-elles été, elles aussi, escamotées ? Ou s'agit-il d'une erreur matérielle ?

Les cas de 1995 correspondaient à des patients prenant à la fois de l'Isoméride et du Mediator. En juin 1999, une hypertension pulmonaire est diagnostiquée chez une patiente n'ayant pris que du Mediator. On imaginerait que ce premier cas « Mediator pur » aurait dû déclencher l'alerte générale. Il n'en est rien, hélas. Lors d'une réunion de la Commission nationale de pharmacovigilance tenue le 7 juillet 1999, à laquelle assistait le professeur Bégaud – il n'était pas retenu par un concert ce jour-là –, le benfluorex/Mediator a été évoqué: «En France, le benfluorex a fait l'objet d'une enquête officieuse dès 1995 en raison de sa parentée [sic] structurale avec les anorexigènes amphétaminiques. Cette enquête est devenue officielle en 1998... Les données disponibles issues de l'enquête officielle de pharmacovigilance ne permettent pas de conclure... » (annexe 3-11 du rapport de l'Igas).

Schémas pervers

On ne pouvait pas conclure, mais on classait quand même les cas parmi les «effets indésirables graves» du Mediator. C'est ce que prouve un courrier adressé en février 1999 par le docteur Anne Castot, chef de l'unité de pharmacovigilance de l'Agence du médicament, à son homologue italien Giuseppe Pluchino, qui s'inquiétait de l'analogie entre Mediator et Isoméride. Ce courrier accompagne un listing qui mentionne les neuf cas d'avril 1995, parmi lesquels notre patiente inconnue (annexe 3-18 du rapport de l'Igas). Le courrier, en anglais, parle de « serious adverse drug reactions reported with benfluorex (Mediator) in France ».

La patiente inconnue et ses compagnons d'infortune sont encore notifiés dans la version la plus récente du rapport du CRPV de Besançon (7 juillet 2009). Et là encore, la Commission nationale conclut à l'absence de preuve de la toxicité pulmonaire du benfluorex. Le plus choquant est peut-être qu'en 2010, alors que plus personne de sensé ne doute des effets du benfluorex, l'enquête de l'Igas se soit encore heurtée au mur du mensonge. Qu'il se soit trouvé des voix pour répéter une fois de plus que le Mediator n'était pas un anorexigène et ne provoquait pas d'hypertensions pulmonaires alors même qu'un grand nombre de documents démontrent le contraire, voilà qui situe les limites de l'aptitude de nos autorités sanitaires à réviser leurs erreurs. L'Agence du médicament dirigée par Tabuteau était censée être l'une des parades trouvées pour éviter une répétition de l'affaire du sang contaminé. Mais elle n'a fait que reproduire les mêmes schémas pervers, et à ce jour la riposte du gouvernement est clairement insuffisante.

Le directeur de l'Afssaps – ex-Agence du médicament – a certes été remplacé et l'on a annoncé le départ prochain du docteur Anne Castot et de l'une de ses collègues, Carmen Kreft-Jaïs – toutes deux élèves du professeur Alexandre. Mais ni ce dernier ni la pléiade d'experts réputés insoupçonnables qui ont permis à Servier de maintenir son poison sur le marché, en falsifiant les données scientifiques, n'ont été le moins du monde inquiétés. Ils poursuivent leurs activités liées au médicament. On ignore aussi par quel processus des informations cruciales ont été masquées aux inspecteurs de l'Igas. Au total, le système n'a pas changé d'un iota. Le Mediator nouveau ne tardera guère à arriver.

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